Claude Martin-Rainaud

CAMERA OBSCURA

«Le photographe est à l’intérieur de son appareil […] c’est justement le noir de la boîte qui constitue le motif à photographier.»

Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Strasbourg, Circé, 2004, pp.35-36.

LE PHÉNOMÈNE
DE LA CAMERA OBSCURA

Dans l'obscurité d'une habitation, par un petit trou, l’image du paysage qui se trouve à l’extérieur face à ce trou se projette à l'intérieur renversée: sur les murs, le plafond et le sol. Les feuilles des arbres bougent, les véhicules et les piétons avancent, les oiseaux traversent le ciel sur le fond des nuages. C'est un spectacle magique que nous ne pouvons observer fortuitement que très rarement. Pourtant, ce phénomène est à l’oeuvre en permanence dans les espaces naturellement sombres, dans les yeux des animaux et des humains, ou dans tous les appareils qui produisent des images: caméras photo, cinéma ou vidéo. Il suffit que la lumière entre dans cet espace clos par un trou de dimension adéquate, muni d'une éventuelle lentille.

C'est un phénomène probablement observé depuis la Préhistoire, décrit et étudié dans l'Antiquité autour de la Méditerranée et en Chine, puis utilisé à partir du Moyen-âge par les curieux, les artistes, les astronomes, les philosophes, et les architectes. À la fin de la Renaissance, Johannes Kepler en a fait un appareil qu'il a nommé en latin: "camera obscura". Cette camera obscura, d'abord en forme de tente puis de boîtier, a servi de modèle à la chambre des peintres "vedutisti", à l'appareil photographique, au cinématographe. Elle équipe aujourd'hui les ordinateurs, les téléphones portables et les tablettes qui produisent et diffusent des images.

Quand le soleil est face au trou et qu'il projette son image inversée à l'intérieur en croisant ses rayons à travers l'orifice, on peut y étudier le "phénomène de la "camera obscura". L'homme observe ainsi le soleil et les éclipses, jette les bases de l'astronomie, établit des calendriers. Mais quand, poursuivant sa course le soleil éclaire le paysage et que cette perspective vient se renverser à l'intérieur, l'observateur émerveillé rêve de fixer ces images, d'en comprendre la vérité. Il apprend à en relever le dessin, à en tracer la perspective, à organiser des spectacles, à provoquer des apparitions fantasmagoriques.

Peut-on affirmer qu'avant l'apparition de la vie sur terre, ce même phénomène avait lieu fortuitement dans des cavités rocheuses de configuration adéquate, où le soleil pouvait projeter son image inversée? Depuis les algues primitives ce phénomène participe à l'évolution, mais lorsque la vie végétale sort de l'eau, il habite la forêt où dans l'ombre des arbres, les trous les plus ronds formés par les feuilles voisines projettent l'image renversée du soleil sur la litière, pour y faire croître les jeunes arbres, éclore les fleurs et pousser les champignons. La matière s’est nourrie de la lumière pour prendre vie et progressivement elle a utilisé ce phénomène lumineux. Au fil de l'évolution des espèces vivantes l'oeil de l'animal et de l'homme exploite les caractéristiques optiques du phénomène de la camera obscura, et la vision en est le résultat neurobiologique. Le vivant a progressivement appris à voir pour survivre, tour à tour proie et prédateur dans la chaîne alimentaire des espèces. L'organe de la vision a un rôle premier dans notre perception du monde et notre conscience d’être.

LES EMBOÎTEMENTS

Chacune de ces photographies est le résultat d'une expérience phénoménologique singulière vécue par le photographe et le spectateur de l'image produite. Chacune est constituée remarquablement par les emboîtements successifs d'une série de phénomènes de la camera obscura qui se renversent l'un dans l'autre par un enchaînement de chiasmes visuels, mis en abîme, enchâssés comme des poupées russes.

D'abord il y a l'emboîtement de la perspective extérieure à l'intérieur de l'habitation. S'impose ensuite l'emboîtement de cette vue de l'intérieur dans l'oeil du photographe. De la rétine, cette image vient s'emboîter à son tour "neurobiologiquement" dans le cerveau [*]. Là l'image est interprétée pour être perçue par l'artiste qui organise l'installation et modèle l'image en réaction à ses émotions. Puis il y a l'emboîtement qui a lieu dans la caméra photographique dont l'intérieur et la surface sensible sont alors rigoureusement neutres afin de restituer aussi fidèlement que possible la nature véritable de l'expérience vécue.

Puis il y a l'emboîtement qui a lieu dans la caméra photographique dont l'intérieur et la surface sensible sont alors rigoureusement neutres afin de restituer aussi fidèlement que possible la nature véritable de l'expérience vécue.

Il faut aussi considérer les emboîtements numériques qui s'opèrent dans l'ordinateur pour le développement, le traitement et le tirage, ou l'affichage sur écran.

Enfin il faut envisager les emboîtements qui s'installent dans l'oeil et le cerveau du regardeur de la photographie.

De plus, si la perspective initiale qui se projette à l'intérieur de l'habitation inclut des arbres assez rapprochés, la camera obscura qu'ils peuvent former ajoute un emboîtement de plus qui englobe l'image dans son ensemble.

Enfin, s'il y a un tableau, un dessin ou une photographie qui se présente à l'intérieur de l'habitation, les phénomènes de camera obscura dont les auteurs ont structuré leur réalisation, viennent encore rajouter plusieurs niveaux d'emboîtements supplémentaires.

La richesse de ces emboîtements lumineux successifs caractérise l'esthétique chiasmatique de ces images, et désigne naturellement la lumière et le phénomène de la camera obscura à l'origine de la généalogie des média.


[*] Dés son plus jeune âge l'enfant apprend à regarder, à voir et à comprendre, à travers les sollicitations de son entourage et de son environnement. À mesure que son expérience et ses capacités visuelles augmentent, il distingue plus d'éléments dans ce qu'il regarde. Devenu adulte, l'individu ne voit d'abord que ce qu'il a déjà compris, ce qu'il connaît, ce qu'il est habitué à voir. C'est probablement ainsi que la plupart des humains ne voient pas le phénomène de la camera obscura, car ils n'ont pas eu l'occasion de l'observer, ou de s'interroger à son sujet.

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